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Neuropathie tropicale : cas clinique.


Observation

 

Un homme de 27 ans, Ivoirien, est emprisonné depuis huit mois à Korhogo (Côte d’Ivoire).

Au troisième mois d’emprisonnement sont apparues des paresthésies diffuses, vives, à type de picotements et de fourmillements des membres inférieurs ainsi q’une instabilité progressive à la marche. A l’occasion d’une diarrhée aiguë, les symptômes s’aggravent les paresthésies deviennent douloureuses, à type de brûlures des pieds et des jambes. La malade ne se lève presque plus de sa natte. Il est alors adressé à l’hôpital.

A l’entrée, le malade est en très mauvais état général. Il pèse 42 kg pour 1 m 75, le pannicule adipeux a disparu, la peau est déshydratée, et atteinte de gale. La muqueuse buccale est douloureuse, rouge vif, la langue est dépapillée en carte de géographie.

 L’examen neurologique montre :

- une ataxie statique (élargissement du polygone de sustentation et grandes oscillations en position debout) et dynamique avec démarche jambes écartées et talonnante. Le malade avance péniblement, les mains serrées sur un bâton sur lequel il se hisse à chaque pas. L’occlusion des yeux aggrave les troubles, mais la chute n’est pas latéralisée. L’ataxie ne s’accompagne ni de dysarthrie, ni de tremblement.

- une hypotonie massive prédominant aux membres inférieurs avec genu recurvatum bilatéral,

- une amyotrophie généralisée, sans fasciculation, avec diminution globale de la force motrice.

- une aréflexie ostéo-tendineuse généralisée, tandis que les réflexes idio-musculaires sont conservés et les réflexes cutanéo-plantaires indifférenciés,

- une atteinte des sensibilités profondes avec perturbation du sens de la position des orteils et de la sensibilité vibratoire. Le contrôle sensitif du geste est trés altéré avec importantes anomalies des épreuves talon-genou et doigt-nez, sans hypermétrie. Les sensibilités superficielles sont normales.

- une atteinte oculaire avec diminution de l ‘acuité visuelle (6/10 à droite, 3/10 à gauche). La contraction papillaire est normale. Il n’y a pas de nystagmus. L’examen du fond d’œil montre une pâleur papillaire bilatérale correspondant à une atrophie optique.

 

Examens paracliniques :

VSH : 32 mm à la première heure

NFS : globules rouges : 3 900 000 /mm3, taux d’Hb : 11, 5 g/dl, VGM : 88 µ3.

Glycémie : 5,2 mmol/l, créatinémie : 94 µmol/l.

Urines : ni glycosurie, ni protéinurie..

Examen parasitologique des selles : œufs d’ascaris, larves d’anguillules. et kystes d’Entamoeba histolytica

Sérologie syphilitique (VDRL, TPHA) : négative.

Sérologie VIH : négative.

Radiographies du rachis et du crâne : normales.

Radiographie du thorax : ITN.

Examen du LCR : normal.

 

Quel est votre diagnostic ?

Quels examens complémentaires seraient utiles pour le confirmer ?

Quelles sont les étiologies que vous évoquez ?

Quel sont les traitements que vous prescrivez ?

 

Discussion

 

Le malade présente une neuropathie d’évolution subaiguë sur plusieurs semaines, associant ataxie, hypotonie, aréflexie ostéo-tendineuse et paresthésies, due à une atteinte des sensibilités profondes, apparue au cours d’un séjour en prison et aggravée brutalement au cours d’un épisode de diarrhée aiguë.

Le bilan diagnostique pourrait être complété par un examen électromyographique qui permettrait de localiser le site de la lésion et de déterminer la nature de la neuropathie en cause et par une biopsie neuromusculaire qui n’est pas un geste de pratique routinière et qui nécessite un laboratoire très spécialisé. Ces examens ne sont pas réalisables sur place.

En zones tropicales, quatre diagnostics doivent être évoqués :

- en premier, un syndrome neuro-anémique, caractérisé par une ataxie par troubles de la sensibilité profonde pouvant se doubler d’un syndrome pyramidal. Mais l’anémie est ici modérée (hémoglobine à 11, 5 g/dl) et il n’y pas de macrocytose ( VGM à  88 µ3). Un dosage de la vitamine B12 et des folates dans le sang n’ont pu être pratiqués.

- une infection à VIH/SIDA, le plus souvent cause de polynévrites sensitives très douloureuses au stade de sida-maladie, mais la clinique n’est pas en faveur et la recherche des anticorps anti-VIH est négative,

- un tabès, mais il n’y a pas de signe d’Argyll-Robertson, de trouble trophique, de douleur fulgurante, de crise viscérale, d’anomalie de la contraction papillaire. Le LCR est normal. Les réactions sérologiques de la syphilis sont négatives.

-   une neuropathie tropicale liée à la malnutrition dans un contexte d’emprisonnement  doit être évoquée. Cette affection, connue dans les camps de prisonniers au cours de la deuxième guerre mondiale, en particulier en Asie du sud-est, sévit à l’état éndémo-sporadique en Afrique noire et aux Antilles (Jamaïque).

 

 Les neuropathies nutritionnelles tropicales peuvent réaliser deux tableaux cliniques principaux :

- un syndrome polynévritique sensitivo-moteur hyperpathique,

- un syndrome médullaire cordonnal, rappelant uns sclérose combinée, avec ataxie.

Ces deux formes peuvent se combiner et s’associer à des atteintes des nerfs optiques (atrophie optique) et auditifs.

Les causes sont mal connues. Un facteur déclenchant est souvent retrouvé (ici une diarrhée aiguë), dont le rôle est simplement révélateur. Les neuropathies tropicales sont le plus souvent liées à une malnutrition. La plupart des nutriments et des vitamines ont été successivement mise en cause, ainsi que des facteurs toxiques alimentaires, comme les cyanides du manioc.

L’étude des apports alimentaires dans le nord de la Côte d’Ivoire  montre un déficit en protides, en particulier en protides animales, et surtout un déficit en lipides, alors que les besoins glucidiques sont couverts à 100%, essentiellement par le manioc et par le riz. Les apports en calcium, phosphore et fer sont normaux. Les apports en vitamines B1, B2, PP, C et probablement en vitamines liposolubles sont déficitaires.

Le manioc ou cassave, tubercule riche en amidon, constitue une des principales ressources de calories dans les PED. Mais, le manioc, très pauvre en protéines et en lipides, comporte deux glucosides cyanogènes, la linamarine (93%) et la lotaustraline (7), capables de se dégrader en cyanures. La linamarinase libère l’acide cyanhydrique  (CNH). La CNH est toxique au-dessus de 1 mg/kg/jour,  entraînant des accidents neurologiques, en particulier une neuropathie ataxique.

Quant au déficit en lipides, qui a été incriminé dans les pancréatites tropicales juvéniles dans l’Etat de Kerala (Inde), sa responsabilité est discutée dans les neuropathies tropicales. Il pourrait jouer un röle par l’intermédiaire d’une carence en vitamine E, par analogie avec l’ataxie de l’abêtalipoprotéinémii avec carence en vitamine E et en vitamine A.

En pratique, la pathogénie multifactorielle (carences multiples en nutriments et en vitamines, toxiques alimentaires…) est retenue. L’interrogatoire du patient a permis d’estimer ses apports alimentaires journaliers en milieu carcéral à environ 1 300 calories d’origine surtout glucidique. Les carences concernaient les protéines (38 g/j) et les lipides (20 g/j). Ce malade avait un déficit pondéral de 28 kg, des signes cliniques muqueux de carence en vitamine B2 (glossite de l’ariboflavinose) et un poly-parasitisme intestinal, en particulier des larves d’anguillules pouvant être cause d’une malabsorption intestinale associée..

Une  réalimentation progressive, une supplémentation par des polyvitamines (B1, B2, B6, B9 [acide folique], B12) et un déparasitage par MINTEZOLâ ont été mis en œuvre. Il n’a pas été prescrit de métronidazole, qui , cause de neuropathies sensitives périphériques, peut être un facteur déclenchant. Une rééducation à la marche a été entreprise grâce à une petite charrette en bois poussée par le malade. L’évolution s’est faite très lentement vers une amélioration partielle. Six mois après l’admission, la marche était possible sans support, tandis que persistaient une aréflexie totale et des paresthésies qui s’accentuent en phase de récupération...

La possibilité de conserver ultérieurement des apports alimentaires équilibrés et suffisants déterminera le pronostic à long terme.

 

 

Références 

 

Tranchant D., Chuiton J., Ticolat R. L’ataxie tropicale. Etude clinique et nutritionnelle. Med ; Trop., 1985, 45, 175-178.

 

Tranchant D., Bertrand C., Coulibaly Gaoussou. Quel est votre diagnostic ? Concours Médical, 1989, 109, 3579-3580.

 

Aubry P., Touze J.E. Neuropathie tropicale. Cas cliniques en Médecine Tropicale La Duraulié édit., 1990, 206-207.

 

 

Iconographie

 

Photographie du malade marchant avec sa petite charrette en bois

 

Professeur Pierre Aubry. Texte rédigé le 17/04/2004.

 

 

Collections: Pr. Pierre Aubry et I.M.T.S.S.A. Le Pharo (Marseille)

Neuropathie tropicale