La peste : maladie conquise, mais
non vaincue. La peste à Madagascar.
Pierre Aubry, ancien
professeur de médecine tropicale du service de santé des armées,
professeur émérite à la Faculté de Médecine d’Antananarivo (Madagascar)
La peste est connue depuis l’antiquité.
Trois grandes pandémies de peste se
sont déroulées depuis l’ère chrétienne :
- la peste de Justinien qui, partie de
Péluse en Egypte, a gagné l’Afrique, puis l’Europe (Italie, Gaule, Germanie)
dans la deuxième moitié du VIème siècle ;
- la peste noire, partie de Chine, est
introduite en Sicile en 1347 par les navires génois, touche toute l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, la France
faisant plus de 43 millions de morts, c’est "la mort lente" qui
apparaît aux XIV et XV èmes siècles comme un châtiment.
- la pandémie actuelle débute au Yunnan
5sud de la Chine) à la fin du XIX ème siècle.
Dés le début de 1894, venu des plus
lointaines provinces chinoises, de nombreux cas de peste apparaissent au Yunnan
où la maladie sévit d’ailleurs presque constamment à l’état endémique. La peste
descend des plateaux et des montagnes pour atteindre les ports : Canton,
Hongkong, puis Bombay en Inde. Elle se dissémine par voie maritime et atteint
Marseille en 1903. Elle fera des millions de morts, en particulier en Inde
C’est au début de la 3ème
pandémie que la peste entre dans sa période
moderne. Alexandre Yersin, appliquant la méthode scientifique
pastorienne, découvre le microbe de la
peste à Hongkong en 1894.
Yersin, suisse par son père, français
par sa mère, a fait ses études à la Faculté de Médecine de Lausanne. Blessé au
bras lors d’une autopsie d’un mort atteint de rage, il consulte Louis Pasteur
qui a mis au point le vaccin contre la rage en 1885. Il devient le
collaborateur de Pasteur et l’ami d’Emile Roux, qui l’embauche en 1888 au
laboratoire de Pasteur à la rue d’Ulm à Paris. En septembre 1890, Yersin quitte
le laboratoire « pour explorer de nouvelles terres ». Il a écrit dans
son journal : « J’avais toujours rêvé de découvrir du pays,
d’explorer, quand on est jeune, rien ne semble impossible… ». Sa volonté
de partir est tellement forte que Pasteur écrit au Ministère des Affaires
Etrangères pour favoriser son départ : « Ses connaissances très étendues
en médecine lui ont valu le titre de docteur. Son avenir comme savant eut été
brillant. Mais, tout à coup, à la suite des lectures nombreuses, il fut pris
d’un désir ardent de voyages lointains et rien ne put le retenir auprès de
nous. Je puis certifier que le Docteur Yersin est un homme des plus sérieux,
d’une honnêteté à toute épreuve, d’un courage extraordinaire, possédant des
connaissances aussi variées que précises, capable en un mot de faire grand
honneur à notre pays ».
Yersin s’embarque comme médecin des
Messageries Maritimes vers l’Extrême Orient, rencontre Albert Calmette à
Saigon. Celui-ci a été envoyé par Pasteur pour fonder un Institut Pasteur à
Saigon. Calmette persuade Yersin d’entrer dans le Corps de Santé des Colonies
et des Protectorats, crée par décret du 7 janvier 1890 à l’instigation d’Eugène
Etienne, sous secrétaire d’état aux Colonies et du Directeur du service de
santé de la marine, Béranger Féraud. Ce que fait Yersin, qui a opté pour la
nationalité française en 1888.
Yersin arrive à Nha-Trang à la fin mars
1892. Il installe dans une paillote un laboratoire de bactériologie, qui
deviendra en 1895 l’Institut Pasteur de Nha-Trang. Peu après son arrivée, la
peste fait rage dans cette région d’Extrême Orient et Yersin décide d’aller à
Hongkong pour mener des recherches sur l’agent causal de la peste. Il y arrive
après un groupe de chercheurs japonais conduit par le Docteur Kitasato. En
dépit des difficultés d’ordre administratif créées par les autorités locales,
Yersin peut bâtir une paillote servant de laboratoire. Il découvre et identifie
dans les bubons des malades et des morts le microbe : le bacille de Yersin
qui sera nommé en 1925 Yersina pestis.
Yersin établit l’identité de la peste murine et de la peste humaine en
reproduisant la maladie chez le rat par l’inoculation de cultures de germes
d’origine humaine. Ses travaux sont présentés à l’Académie des Sciences le 30
juillet 1894. De nombreux auteurs étrangers rapportèrent la primauté de la
découverte du microbe de la peste à Kitasato. Celui-ci, qui recherchait le
bacille dans le sang des malades, avait en fait isolé par hémoculture un
pneumocoque. La communication de Kitasato avait précédée celle de Yersin de 23
jours. Kitasato lui-même reconnu son erreur et la primauté de Yersin.
Yersin écrivit à sa mère le 24 juin
1894 : « J’ai déjà pu étudier une dizaine de cas, et il ne m’a
pas été difficile de trouver le microbe qui pullule dans les bubons, dans les
ganglions lymphatiques, la rate, etc. C’est un petit bâtonnet un peu plus long
que large et qui se colore difficilement. Il tue les souris, les cobayes avec
les lésions de la peste, Je le trouve toujours ; pour moi, il n’y a pas de
doute ». Il ajoute « J’aurai encore bien des choses à te raconter, mais il
y a deux cadavres qui m’attendent, et ces Messieurs sont fort pressés parait-il
d’aller au cimetière. Adieu, chère Maman, lave-toi les mains après avoir lu ma
lettre pou ne pas gagner la peste. Ton fils, aff. »
Quatre ans après la découverte du bacille par Yersin, en
1898, Paul-Louis Simond, médecin du Corps de santé colonial, en service à
l’Institut Pasteur de Saigon, est appelé en mission à Karachi où sévit une
grave épidémie de peste bubonique. Il découvre le rôle de la puce et explique
la transmission de la peste. Simond écrit :« Ce jour-là, le 2 juin
1898, j‘éprouvais une émotion inexprimable à la pensée que je venais de violer
un secret qui angoissait l’humanité depuis l’apparition de la peste dans le
monde ». Simond rapporte sa découverte dans un mémoire intitulé « Sur
la propagation de la peste » qui paraît dans le numéro d’octobre 1898 des
Annales de l’Institut Pasteur. La publication de Simond n’entraîne pas une
conviction unanime. La transmission de la peste fut confirmée en 1906 par la
Commission anglaise d’étude sur la peste en Inde. La peste connaissait alors
une diffusion maritime sans précédent par la marine à vapeur et la découverte
de Simond permettait, par la désinsectisation couplée à la dératisation, de
couper la chaîne épidémiologique de la maladie.
En 1932, Georges Girard et Jean Robic,
médecins du Corps de santé colonial, pastoriens, mettent au point à l’Institut
Pasteur de Madagascar (IPM), après 6 ans de travaux, un vaccin vivant,
réellement efficace contre la peste : la souche EV.
L’IPM est l’héritier de l’Institut
Vaccinogène et Antirabique crée à Tananarive en 1898 par le général Joseph
Gallieni, nommé Gouverneur Général de Madagascar en septembre 1895. André
Thiroux, médecin du Corps de santé colonial, désigné pour diriger cet Institut,
arrive le 6 janvier 1899 à Tamatave et participe en tant que médecin major à la
lutte contre l’épidémie de peste qui sévissait dans la région depuis le 23
novembre 1898.
La peste a, en effet,
atteint pour la première fois en 1898 les ports de Madagascar : Tamatave,
Majunga, Diègo-Suarez, puis en 1921 les Hauts Plateaux entraînant dans les
années 1920-1930, de 3 000 à 4 000 victimes par an. Georges Girard, qui a été affecté
à Diégo-Suarez en 1917, revient à Madagascar comme directeur de l’Institut
Pasteur en 1927, alors que sévit une épidémie de peste pulmonaire sur les Hauts
Plateaux. Le vaccin antipesteux qu’il met au point avec son adjoint Jean. Robic
va, associé à l’urbanisation et à l’assainissement, puis aux traitements par
les sulfamides et la streptomycine, et aux campagnes de désinsectisation par le
DDT, entraîner une diminution rapide des cas de peste à Madagascar : moins
de 50 cas par an entre 1940 et 1960.
La peste va ré émerger à Madagascar,
d’abord à Tananarive en 1978, après 28 ans de silence, puis à Majunga en 1991,
après 63 ans de silence. Depuis la peste est de nouveau installée sur les
Hautes Terres et au port de Majunga. Ainsi, on a dénombré de 1989 à 2003, 13
148 cas de peste et 1 131 décès, soit la moitié des cas et des décès déclarés
par les pays africains.
La lutte contre la peste se poursuit à
Madagascar. L’IPM, sous l’impulsion de ses directeurs successifs poursuit la
lutte contre l’endémie pesteuse. Ainsi, a été mis au point en 2000 à l’IPM un
test rapide de détection de l’antigène F1 très spécifique de Yersina pestis permettant de dépister la peste au chevet des malades en une
quinzaine de minutes dans les villages les plus reculés. Il s’agit d’un progrès
considérable pour la surveillance et la lutte contre la peste, maladie ré
émergente, très souvent mortelle en l’absence d’un traitement précoce. Ce test
est actuellement diffusé dans les Centres de santé de base des 42 districts
endémiques de Madagascar.
La peste est conquise : on en
connaît grâce à Yersin et à Simond l’étiologie et l’épidémiologie, on en fait
actuellement le diagnostic en quelques minutes ce qui permet d’engager
immédiatement les mesures de lutte et de prévention : antibiothérapie pour
le malade, mesures de prévention pour l'entourage et désinsectisation de
l'environnement pour tuer les puces vectrices de la maladie. Mais la peste est
loin d’être vaincue.
L’existence de foyers
« naturels », zones où règnent des conditions écologiques favorables
à la survie prolongée du bacille de Yersin et où alternent enzooties et
périodes de silence, zones très dispersées dans le monde, explique qu’après de
nombreuses années sans manifestation clinique, la peste humaine fasse sa
réapparition comme à Madagascar en
1978 et en 1991, en Inde en 1994, en Algérie en 2003, en République
démocratique du Congo début 2005 dans une mine de diamants qui venait de
réouvrir le 16 décembre 2004.
Références
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Histoire des maladies exotiques, in Histoire de la médecine, de la pharmacie,
de l’art dentaire et de l’art vétérinaire, tome VII, pp. 246-252. Albin Michel,
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Ensemble d’auteurs. Alexandre Yersin.
Un demi-siècle au Vietnam. Séminaire sur A. Yersin, Nha-Trang, 1 et 2 mars
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Aubry P. La peste en Inde. Un siècle
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L’intérêt des tests rapides par immunochromatographie pour la surveillance des
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Texte rédigé le 26/02/2005