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  2- Histoire de la peste

La peste : maladie conquise, mais non vaincue. La peste à Madagascar.

 

Pierre Aubry, ancien  professeur de médecine tropicale du service de santé des armées, professeur émérite à la Faculté de Médecine d’Antananarivo (Madagascar)

 

 

Affecté en 1961 à la circonscription médicale d’Analalava, j’ai été confronté à deux reprises (1961-1963) à des cas sporadiques de peste dans le district de Bealanana, cas sporadiques, car il y a 40 ans, dans le pays où avait été mis au point le vaccin antipesteux (vaccin EV de Girard et Robic), les mesures permanentes autour des foyers naturels et les mesures ponctuelles en cas de peste humaine étaient une réalité.

 

La peste est connue depuis l’antiquité.

Trois grandes pandémies de peste se sont déroulées depuis l’ère chrétienne :

- la peste de Justinien qui, partie de Péluse en Egypte, a gagné l’Afrique, puis l’Europe (Italie, Gaule, Germanie) dans la deuxième moitié du VIème siècle ;

- la peste noire, partie de Chine, est introduite en Sicile en 1347 par les navires génois, touche toute  l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, la France faisant plus de 43 millions de morts, c’est "la mort lente" qui apparaît aux XIV et XV èmes siècles comme un châtiment.

- la pandémie actuelle débute au Yunnan 5sud de la Chine) à la fin du XIX ème siècle.

Dés le début de 1894, venu des plus lointaines provinces chinoises, de nombreux cas de peste apparaissent au Yunnan où la maladie sévit d’ailleurs presque constamment à l’état endémique. La peste descend des plateaux et des montagnes pour atteindre les ports : Canton, Hongkong, puis Bombay en Inde. Elle se dissémine par voie maritime et atteint Marseille en 1903. Elle fera des millions de morts, en particulier en Inde

C’est au début de la 3ème pandémie que la peste entre dans sa période  moderne. Alexandre Yersin, appliquant la méthode scientifique pastorienne, découvre le  microbe de la peste à Hongkong en 1894.

Yersin, suisse par son père, français par sa mère, a fait ses études à la Faculté de Médecine de Lausanne. Blessé au bras lors d’une autopsie d’un mort atteint de rage, il consulte Louis Pasteur qui a mis au point le vaccin contre la rage en 1885. Il devient le collaborateur de Pasteur et l’ami d’Emile Roux, qui l’embauche en 1888 au laboratoire de Pasteur à la rue d’Ulm à Paris. En septembre 1890, Yersin quitte le laboratoire « pour explorer de nouvelles terres ». Il a écrit dans son journal : « J’avais toujours rêvé de découvrir du pays, d’explorer, quand on est jeune, rien ne semble impossible… ». Sa volonté de partir est tellement forte que Pasteur écrit au Ministère des Affaires Etrangères pour favoriser son départ : « Ses connaissances très étendues en médecine lui ont valu le titre de docteur. Son avenir comme savant eut été brillant. Mais, tout à coup, à la suite des lectures nombreuses, il fut pris d’un désir ardent de voyages lointains et rien ne put le retenir auprès de nous. Je puis certifier que le Docteur Yersin est un homme des plus sérieux, d’une honnêteté à toute épreuve, d’un courage extraordinaire, possédant des connaissances aussi variées que précises, capable en un mot de faire grand honneur à notre pays ».

Yersin s’embarque comme médecin des Messageries Maritimes vers l’Extrême Orient, rencontre Albert Calmette à Saigon. Celui-ci a été envoyé par Pasteur pour fonder un Institut Pasteur à Saigon. Calmette persuade Yersin d’entrer dans le Corps de Santé des Colonies et des Protectorats, crée par décret du 7 janvier 1890 à l’instigation d’Eugène Etienne, sous secrétaire d’état aux Colonies et du Directeur du service de santé de la marine, Béranger Féraud. Ce que fait Yersin, qui a opté pour la nationalité française en 1888.

Yersin arrive à Nha-Trang à la fin mars 1892. Il installe dans une paillote un laboratoire de bactériologie, qui deviendra en 1895 l’Institut Pasteur de Nha-Trang. Peu après son arrivée, la peste fait rage dans cette région d’Extrême Orient et Yersin décide d’aller à Hongkong pour mener des recherches sur l’agent causal de la peste. Il y arrive après un groupe de chercheurs japonais conduit par le Docteur Kitasato. En dépit des difficultés d’ordre administratif créées par les autorités locales, Yersin peut bâtir une paillote servant de laboratoire. Il découvre et identifie dans les bubons des malades et des morts le microbe : le bacille de Yersin qui sera nommé en 1925 Yersina pestis. Yersin établit l’identité de la peste murine et de la peste humaine en reproduisant la maladie chez le rat par l’inoculation de cultures de germes d’origine humaine. Ses travaux sont présentés à l’Académie des Sciences le 30 juillet 1894. De nombreux auteurs étrangers rapportèrent la primauté de la découverte du microbe de la peste à Kitasato. Celui-ci, qui recherchait le bacille dans le sang des malades, avait en fait isolé par hémoculture un pneumocoque. La communication de Kitasato avait précédée celle de Yersin de 23 jours. Kitasato lui-même reconnu son erreur et la primauté de Yersin.

Yersin écrivit à sa mère le 24 juin 1894 : « J’ai déjà pu étudier une dizaine de cas, et il ne m’a pas été difficile de trouver le microbe qui pullule dans les bubons, dans les ganglions lymphatiques, la rate, etc. C’est un petit bâtonnet un peu plus long que large et qui se colore difficilement. Il tue les souris, les cobayes avec les lésions de la peste, Je le trouve toujours ; pour moi, il n’y a pas de doute ». Il ajoute « J’aurai encore bien des choses à te raconter, mais il y a deux cadavres qui m’attendent, et ces Messieurs sont fort pressés parait-il d’aller au cimetière. Adieu, chère Maman, lave-toi les mains après avoir lu ma lettre pou ne pas gagner la peste. Ton fils, aff. »

Quatre ans après la découverte du bacille par Yersin, en 1898, Paul-Louis Simond, médecin du Corps de santé colonial, en service à l’Institut Pasteur de Saigon, est appelé en mission à Karachi où sévit une grave épidémie de peste bubonique. Il découvre le rôle de la puce et explique la transmission de la peste. Simond écrit :« Ce jour-là, le 2 juin 1898, j‘éprouvais une émotion inexprimable à la pensée que je venais de violer un secret qui angoissait l’humanité depuis l’apparition de la peste dans le monde ». Simond rapporte sa découverte dans un mémoire intitulé « Sur la propagation de la peste » qui paraît dans le numéro d’octobre 1898 des Annales de l’Institut Pasteur. La publication de Simond n’entraîne pas une conviction unanime. La transmission de la peste fut confirmée en 1906 par la Commission anglaise d’étude sur la peste en Inde. La peste connaissait alors une diffusion maritime sans précédent par la marine à vapeur et la découverte de Simond permettait, par la désinsectisation couplée à la dératisation, de couper la chaîne épidémiologique de la maladie.

En 1932, Georges Girard et Jean Robic, médecins du Corps de santé colonial, pastoriens, mettent au point à l’Institut Pasteur de Madagascar (IPM), après 6 ans de travaux, un vaccin vivant, réellement efficace contre la peste : la souche EV.

L’IPM est l’héritier de l’Institut Vaccinogène et Antirabique crée à Tananarive en 1898 par le général Joseph Gallieni, nommé Gouverneur Général de Madagascar en septembre 1895. André Thiroux, médecin du Corps de santé colonial, désigné pour diriger cet Institut, arrive le 6 janvier 1899 à Tamatave et participe en tant que médecin major à la lutte contre l’épidémie de peste qui sévissait dans la région depuis le 23 novembre 1898.

La peste a, en effet, atteint pour la première fois en 1898 les ports de Madagascar : Tamatave, Majunga, Diègo-Suarez, puis en 1921 les Hauts Plateaux entraînant dans les années 1920-1930, de 3 000 à 4 000 victimes par an. Georges Girard, qui a été affecté à Diégo-Suarez en 1917, revient à Madagascar comme directeur de l’Institut Pasteur en 1927, alors que sévit une épidémie de peste pulmonaire sur les Hauts Plateaux. Le vaccin antipesteux qu’il met au point avec son adjoint Jean. Robic va, associé à l’urbanisation et à l’assainissement, puis aux traitements par les sulfamides et la streptomycine, et aux campagnes de désinsectisation par le DDT, entraîner une diminution rapide des cas de peste à Madagascar : moins de 50 cas par an entre 1940 et 1960.

La peste va ré émerger à Madagascar, d’abord à Tananarive en 1978, après 28 ans de silence, puis à Majunga en 1991, après 63 ans de silence. Depuis la peste est de nouveau installée sur les Hautes Terres et au port de Majunga. Ainsi, on a dénombré de 1989 à 2003, 13 148 cas de peste et 1 131 décès, soit la moitié des cas et des décès déclarés par les pays africains.

La lutte contre la peste se poursuit à Madagascar. L’IPM, sous l’impulsion de ses directeurs successifs poursuit la lutte contre l’endémie pesteuse. Ainsi, a été mis au point en 2000 à l’IPM un test rapide de détection de l’antigène F1 très spécifique de Yersina pestis  permettant de dépister la peste au chevet des malades en une quinzaine de minutes dans les villages les plus reculés. Il s’agit d’un progrès considérable pour la surveillance et la lutte contre la peste, maladie ré émergente, très souvent mortelle en l’absence d’un traitement précoce. Ce test est actuellement diffusé dans les Centres de santé de base des 42 districts endémiques de Madagascar.

 

La peste est conquise : on en connaît grâce à Yersin et à Simond l’étiologie et l’épidémiologie, on en fait actuellement le diagnostic en quelques minutes ce qui permet d’engager immédiatement les mesures de lutte et de prévention : antibiothérapie pour le malade, mesures de prévention pour l'entourage et désinsectisation de l'environnement pour tuer les puces vectrices de la maladie. Mais la peste est loin  d’être vaincue.

L’existence de foyers « naturels », zones où règnent des conditions écologiques favorables à la survie prolongée du bacille de Yersin et où alternent enzooties et périodes de silence, zones très dispersées dans le monde, explique qu’après de nombreuses années sans manifestation clinique, la peste humaine fasse sa réapparition  comme à Madagascar en  1978 et en 1991, en Inde en 1994, en Algérie en 2003, en République démocratique du Congo début 2005 dans une mine de diamants qui venait de réouvrir le 16 décembre 2004.

 

Références

 

Blanc F. Histoire de la peste, in Histoire des maladies exotiques, in Histoire de la médecine, de la pharmacie, de l’art dentaire et de l’art vétérinaire, tome VII, pp. 246-252. Albin Michel, Laffont, Tchou, éditeurs, Paris, 1980.

 

Mollaret H.H. La découverte par Paul-Louis Simond du rôle de la puce dans la transmission de la peste. Rev. Prat. (Paris), 1991, 41,1947-1952.

 

Ensemble d’auteurs. Alexandre Yersin. Un demi-siècle au Vietnam. Séminaire sur A. Yersin, Nha-Trang, 1 et 2 mars 1991. Le Fonds culturel (du Ministère de la culture, de l’information et des sports). Hanoi, 1992, 160 p.

 

Aubry P. La peste en Inde. Un siècle après la découverte du bacille par A. Yersin. Med. Trop., 1994, 54, 289.

 

Chanteau S., Rahalison L., Duplantier J.M. et coll. Actualités de la peste à Madagascar. Med. Trop. , 1996, 58, 2S, 25-31.

 

Ratsifasoamanana L., Rabeson D.R., Rasoamanana B., Randriambelosoa J., Roux J.F., Chanteau S. La peste : maladie réémergente à Madagascar. Arch. Inst. Pasteur Madagascar, 1998, 64, 12-14.

 

Chanteau S., Nato F., Migliani R. L’intérêt des tests rapides par immunochromatographie pour la surveillance des maladies à caractère épidémique dans les pays en développement : l’exemple de la peste à Madagascar. Med. Trop. , 2003, 63, 574-576.

 

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OMS. Peste. République démocratique du Congo. REH, 2005, 80, 65

 

 

Texte rédigé le 26/02/2005