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Le vainqueur de la maladie du sommeil

Eugène Jamot (1879-1937)

 

Extraits de la Thèse de doctorat en Médecine de Marcel Bebey Eyidi : 1950

Avant-propos

Lorsque, dans le désert, le pèlerin touche au terme d'une étape longue et difficile, il refait, par la pensée, tout le chemin parcouru, et se souvient, avec gratitude, des lieux où il puisa du réconfort. Ainsi, parvenu au bout de mes pérégrinations scolaires, je me tourne vers les points d'arrêt qui jalonnent ma route tortueuse de bohème, et je n'oublie pas ceux qui ont contribué à ma pénible ascension vers le doctorat.

Je pense tout d'abord aux maîtres qui me donnèrent la formation initiale, et tout particulièrement à MM. Monézé, Delisle, Sam Bile, Kotto Lea et Galleazzi. Je rends un sincère hommage à l'empreinte dont ils m'ont marqué au départ, laquelle fut déterminante pour la suite. Je me rappelle aussi les circonstances qui ont entouré mon orientation vers la carrière médicale.

C'était l'époque où l'on projetait la création d'une Ecole de Médecine au Cameroun. J'allais avoir seize ans. J'étais destiné à l'enseignement.Le docteur Jamot, en quête de candidats pour sa future école, vint un matin dans notre classe. D'une voix chaude et persuasive, il nous parla des fléaux qui menacent notre pays, de la maladie du sommeil surtout.... du présent et de l'avenir sanitaire des populations du Cameroun. Il produisit sur nous une impression profonde. Pour moi, la vocation était née ! Ce fut l'unique fois où je devais voir cet homme. Il était parti avec espoir de retour, mais...
On créa l'Ecole d'Ayos...

Nous en sommes sortis avec un diplôme. Que valait ce diplôme? En théorie, ce que vaut un auxiliaire. En nous le remettant, le médecin général Millous nous avait paternellement prévenus: "Vous serez des éternels étudiants! ...". Nous n'allions pas tarder à éprouver tout le poids de cette vérité. Car, en fait, nous fûmes appelés à assumer des responsabilités qui, elles, n'étaient point partielles. En médecine, bien plus qu'ailleurs, le devoir est total ou il n'est pas. Il n'existe ni demi malades, ni demi conscience. Médecins de première ou de dernière zone, docteurs ou demi docteurs, tous ceux qui acceptent de répondre de la vie ou de la mort de leurs semblables, se voient liés, du fait même, par l'obligation de se perfectionner, de toujours s'élever, par le travail, vers une meilleure connaissance des causes, des effets, des remèdes. C'est là un impératif que l'on ne saurait nier, encore moins éluder. Dès lors, pourquoi paralyser ou ridiculiser ce légitime désir d'apprendre davantage, afin de mieux s'acquitter du plus pesant et du plus délicat des devoirs? Pourquoi toujours des "barrages" dont les uns inaccessibles, les autres franchissables seulement au prix d'efforts surhumains? Ainsi, à 23 ans, une bourse dans la Métropole, que l'on m'avait laissé espérer un moment, n'avait pu m'être accordée parce qu'on me trouvait "trop vieux pour des études"... Dix ans plus tard, je passais mon baccalauréat! C'est d'un ridicule tragique. Je dus donc, faute de fortune, quitter mes ambitions et redescendre sur terre.

Sur terre, ce fut bientôt 1939... Puis, tout à coup, 1940. De Gaulle lança son fameux appel... Nous nous sommes entendu dire, depuis la fin de la guerre, que ce fut une folie que d'avoir répondu à cet appel, d'être volontairement partis pour la grande aventure... C'est fort possible, car, après tout, la folie et la sagesse sont deux états relatifs et facilement interposables, comme tant d'autres... Une seule chose est absolue en ce monde: c'est la loi du destin, à laquelle nul n'échappe! Pour ma part, j'eus la bonne fortune de trouver, au bataillon, un chef remarquablement humain et compréhensif. Que le Docteur Marcel Orsini soit remercié ici, pour le haut sens de l'équité dont il témoigna à mon égard. Le Docteur Raoul Béon, qui lui succéda, est tombé au champ d'honneur en Tunisie. J'ai gardé un pieux souvenir de notre trop brève collaboration dans le désert de Libye. Que dire enfin du Docteur Raymond Martin? C'était un homme supérieur. Ce ne fut pas un chef, mais un ami, à tous points de vue. Nous avons connu les mêmes émotions sur la route de Rome, près de Tivoli; ou sur la route de Toulon, sous le bombardement d'Hyères. Ensemble, nous avions souvent devisé sur la libération des nations et des peuples...Ensemble, nous avons vécu les heures délirantes de la libération de la France. Hélas, d'avoir tant souffert et combattu, il ne devait plus survivre longtemps! Je salue affectueusement sa mémoire.

La guerre est maintenant terminée. Il va être possible enfin à quelques rares d'entre nous de continuer leurs études en Faculté. Cela ne fut pas sans mal, ni heurts, ni obstructions. Il faut rendre hommage ici à tous ceux qui, dans divers domaines ont œuvré pour l'émancipation scolaire de l'Afrique Noire. Ils sont nombreux, mais je pense tout particulièrement au Docteur Louis Aujoulat, député du Cameroun, Secrétaire d'Etat à la France d'Outre-Mer.

C'est ainsi que, clopin-clopant, j'en suis arrivé jusqu'à ma thèse. Après avoir quelque peu hésité, j'optai, en définitive pour le présent sujet qui me préoccupait de longue date déjà. Ce travail délicat a pu être entrepris et mené à bonne fin, par les soins et sous la haute direction de mon Maître, M. le Professeur Georges Lavier, qui voudra bien me permettre de lui exprimer publiquement ma profonde et respectueuse gratitude.

Qu'il me soit également permis de remercier ici les très nombreuses personnes qui m'ont apporté leur précieux concours en faisant appel à leurs souvenirs et dont je m'excuse de ne pouvoir entreprendre la trop longue énumération.

Ils sont innombrables tous ceux qui, le long de la route tortueuse de ma formation, m'ont soutenu de leurs conseils, de leurs moyens, de leur appui, ou de toute autre manière. Je pense à tous, sans exception, et je leur dis: merci ! Mais au moment où je vais franchir cette étape ultime, je me tourne tout spécialement, avec une infinie gratitude, vers l'être anonyme sans lequel mes efforts fussent restés mort-nés; vers cette masse qui, dans l'ombre et le silence, consent d'énormes sacrifices pour permettre la formation d'une élite intellectuelle. Et, en raison de l'importance même de ces sacrifices, les devoirs de l'élite ainsi formée, vis-à-vis de cette masse, apparaissent spontanément plus grands, plus nets et plus inéluctables que jamais.

introduction

Eugène Jamot! En France, Outre-Mer, comme à l'Etranger, ce nom est devenu synonyme de lutte contre la maladie du sommeil. Il évoque, chez les initiés, tant d'efforts déployés, de peines endurées, de sacrifices consentis, par le personnel des diverses Missions de Prophylaxie qui se sont succédées Outre-Mer. Bien plus: dans ce duel à mort, le nom de Jamot incarne, à lui tout seul, tous ces efforts, toutes ces peines, tous ces sacrifices.

C'est dire combien il nous serait difficile, à supposer que nous en eussions eu l'intention, d'apporter des éléments sensationnels ou absolument inédits dans l'étude d'un tel homme. Notre but est heureusement plus modeste. Nous avons eu l'occasion de nous rendre compte que, malgré l'étendue de l'œuvre de Jamot, bien des personnes ignorent ou connaissent à peine ce grand nom. Beaucoup de médecins n'ont jamais entendu parler de lui. Bien plus encore d'étudiants en médecine. Chez d'autres, il éveille un écho certes illustre, niais un écho tellement vague et si lointain! Et pourtant, Jamot est encore si près de nous! En fouillant dans sa bibliographie, nous avons découvert une documentation fort riche mais très disparate. Ses nombreuses publications personnelles se trouvent éparpillées dans des Revues médicales d'avant-guerre. Les articles, assez édifiants, qui ont annoncé sa mort en 1937 sont oubliés depuis longtemps. Enfin, l'excellent livre de M. le Médecin Général Constant Mathis (L'Œuvre des Pastoriens en Afrique Noire. Par Constant Mathis, "Les Presses Universitaires de France", 1946), qui renferme des pages intéressantes et émouvantes sur Jamot, est malheureusement fort peu répandu. De sorte que cette méconnaissance que nous avons déplorée plus haut s'explique, et s'excuse en partie, par l'absence, pour ainsi dire totale, d'un travail d'ensemble sur l'œuvre du Docteur Eugène Jamot. C'est ainsi que nous avons été amené à concevoir une sorte de synthèse de cette œuvre. Travail de compilation, en somme et tâche relativement aisée, a priori. Mais ici, l'œuvre est immense et les éléments dispersés. De plus, la vie d'un homme étant inséparable de son œuvre, nous ne pouvions aborder l'une, sans nous arrêter à l'autre. Cependant, pour demeurer dans le cadre relativement limité d'une thèse, nous nous sommes strictement cantonné aux traits essentiels de la vie, en rapport plus ou moins direct avec l'œuvre réalisée. Nous nous sommes simplement contenté d'une esquisse biographique, dans laquelle nous avons scrupuleusement respecté le côté privé de la vie de Jamot, lequel ne nous intéresse pas ici. Puisse ce modeste travail contribuer à préserver ce nom de l'oubli, et à immortaliser une mémoire qui n'est pas seulement celle d'un médecin déjà illustre, mais aussi, et surtout, celle d'un grand homme.

« Saint-Sulpice-les-Champs est un chef-lieu de canton d'Aubusson. Vers la fin du siècle dernier, cette bourgade apparaissait comme l'un des coins les moins favorisés du département de la Creuse. L'automobile était alors inconnue. La bicyclette était à ses débuts. Les relations avec Guéret et Aubusson se faisaient difficilement avec des voitures à chevaux et à ânes, par des routes, pour ainsi dire inexistantes, sortes de chemins creux appelés "charrières" en patois marchois. L'agglomération comptait environ 1.200 âmes; mais l'absence d'industrie et le peu de développement du commerce mettaient un certain nombre d'habitants dans l'obligation de quitter chaque année le canton et même le département, pour aller travailler ailleurs. Ces émigrants revenaient, pour la plupart, assez régulièrement, passer l'hiver à Saint-Sulpice-les-Champs. Mais certains d'entre eux, par contre, se fixaient définitivement hors du pays. Ainsi, peu à peu, la population a baissé et elle n'est plus que de 624 habitants en 1950. C'est dans un hameau dépendant de Saint-Sulpice-les-Champs, à Laborie, qu'est né, le 14 novembre 1879, Eugène-Léon-Clovis Jamot, premier fils de Jean-Clovis Jamot et d'Eugénie Tixier. »

La Formation

Comme leurs ancêtres depuis plusieurs générations déjà, les parents d'Eugène étaient des travailleurs de la terre, propriétaires d'une petite ferme. En outre, le père était tour à tour petit marchand de vins et entrepreneur de maçonnerie, ce qui permettait d'accroître les revenus de la -maison. Ainsi, sans être riches, les Jamot menaient un train de vie décent. De mémoire d'homme, personne dans cette famille n'avait fait de longues études. Cependant, le petit Eugène montra très tôt d'étonnantes dispositions intellectuelles. Aussi, dès qu'il eut atteint l'âge requis, ses parents l'envoyèrent à l'Ecole primaire de Saint-Sulpice-les-Champs. L'Ecole était alors sous la direction de M. Glomet, instituteur, qui remarqua tout de suite la grande facilité d'assimilation de l'enfant et s'intéressa à lui. C'était un élève d'une intelligence rare. Il consacrait peu de temps à l'étude, mais retenait vite et beaucoup. Il suscita l'admiration et la sympathie de ses camarades. Il était du reste d'excellente compagnie. Il adorait s'amuser, discuter, faire du chahut. C'était le chef de bande de tous les jeux, ne perdant aucune occasion de farce ou de plaisanterie. Ainsi, quand il rencontrait une voiture à âne, il aimait à la prendre par derrière et à la mettre en travers du chemin, obligeant le conducteur à descendre pour la replacer dans le sens de la marche.

On trouvait également chez lui un certain goût de l'aventure. Vers l'âge de douze ans, il entraîna un jour un. de ses camarades loin de Saint-Sulpice, soi-disant pour aller chercher du travail. En réalité, ils passèrent trois jours dans les bois, à ne rien faire, vivant de cerises. Cela leur valut à chacun une correction magistrale à leur retour. Le jeune Jamot passa son certificat d'études vers l'âge de 14 ans et fut reçu premier du canton. Ses parents l'envoyèrent alors au collège d'Aubusson. Son père le destinait à l'enseignement, ce qui ne l'enchantait guère. Un second fils, né sur ces entrefaites, mourut en bas âge, et Eugène sera l'unique héritier de ses parents. A Aubusson, Jamot confirma sa réputation d'élève peu assidu, chahuteur, mais qui réussissait toujours brillamment. Il subit avec succès le certificat de grammaire, diplôme qui n'existe plus mais qui était légèrement supérieur à l'actuel brevet simple. A 18 ans, Eugène Jamot était bachelier. C'est à cette époque que son père vint à mourir. Cet événement, qui l'affecta très profondément, allait être décisif pour lui. Sa mère tenait un petit hôtel et essayait de faire marcher la ferme et le commerce de vins. Mais une femme seule n'avait que de faibles possibilités. La poursuite des études d'Eugène posa donc un problème difficile à résoudre.
Le jeune homme comprit que le moment était venu pour lui de se mettre sérieusement au travail et de se faire une situation. Il lui était à présent loisible d'embrasser une carrière autre que celle de l'enseignement. C'est ainsi qu'il s'en alla à Poitiers où il prit des inscriptions à la Faculté des Sciences.
En juillet 1900, il réussit à passer brillamment, dans la même semaine, les trois certificats de licence: les 3, 5 et 7 juillet 1900. Cet étonnant succès, qui était un vrai record du genre, lui valut le titre de lauréat de la Faculté des Sciences de Poitiers. Quelque temps après, notre jeune licencié s'embarquait pour l'Algérie, où il venait d'être nommé répétiteur. Il enseigna successivement à Blida, à Ben-Aknon et à Alger.

Puis il rentra en France et devint professeur adjoint au Lycée de Montpellier. Mais il ne se sentait aucune vocation pédagogique. Il avait dû se résigner à ce métier parce qu'il lui fallait un gagne-pain. Il est maintenant décidé à faire sa médecine, et il s'inscrit à la Faculté de Montpellier. Le 22 décembre 1904, Eugène Jamot épouse une jeune institutrice. La vie n'était point rose dans le ménage. Les salaires étaient bas et il n'était pas toujours facile au couple de joindre les deux bouts. Tout en poursuivant d'arrache-pied ses études médicales, Jamot continue à enseigner au Lycée. Bien souvent, il ne peut assister aux cours de la Faculté, et c'est Mme Jamot qui, la classe finie, doit y aller pour lui. Bientôt naquit celui qu'il appellera son "petit Jean". L'avènement de cet héritier contraignit le père à terminer le plus rapidement possible ses études. Aussi, quoique reçu depuis quelque temps à l'externat des hôpitaux, il renoncera à son projet initial de préparer et de subir le concours de l'internat de Montpellier. Le 16 juin 1908, après avoir publiquement soutenu sa thèse sur la "Contribution à l'étude de la méthode de Bier", Eugène Jamot, Licencié ès-Sciences, Lauréat de la Faculté des Sciences de Poitiers, Ancien externe des Hôpitaux de Montpellier, Professeur Adjoint au Lycée de Montpellier, obtint le grade de docteur en médecine de la Faculté de Montpellier. Il était alors dans sa vingt-neuvième année.

Vers la terre promise

Aussitôt après, le docteur Jamot revint dans sa Creuse natale pour s'installer à Sardent, petite commune dans le canton de Pontarion. Bien vite, il réussit à gagner la confiance des habitants. Son petit Cabinet connut un réel succès. Sa renommée s'établit solidement dans le pays et les environs. Outre une grande compétence, on lui reconnaissait une haute conscience professionnelle et une générosité sans borne. Non seulement il soignait gratuitement plusieurs de ses malades, mais il lui arrivait encore et bien souvent de donner de sa poche aux plus démunis d'entre eux. Assurément, il ne prenait pas le chemin qui mène à la richesse...Cette bonté et ce désintéressement lui créèrent-ils odes difficultés financières? Eût-il des soucis d'ordre intime? Une vocation était-elle née en lui? Nul n'a su le préciser.

Peu nous importe, du reste, le mobile qui le détermina à s'orienter vers l'Outre-Mer. A la lumière de l'œuvre profondément humaine qu'il allait réaliser en Afrique, il nous est permis de penser que sa détermination découla d'une noble vocation. Quoi qu'il en soit, le docteur Eugène Jamot abandonna sa clientèle de Sardent en 1910. Il passa avec succès le concours d'entrée à l'Ecole d'Application de Marseille. Sorti du Pharo en 1911, il partit pour la campagne du Tchad. Avec son camarade, le Docteur Pouillot, qui sera, tué au cours des opérations, il devait assurer le service médical du Bataillon du Ouadaï. Au cours de ce premier séjour en Afrique Noire, le Docteur Jamot s'intéressa beaucoup à la Science pure. Il était géologue, et l'étude des pierres constituait alors sa grande passion. "En parcourant la route qui sépare Fort-Lamy d'Abécher, nous raconte son meilleur ami, je me rappelle que, malgré la chaleur et la longueur des étapes, Jamot fonçait, sans se soucier de lui ni de son cheval, vers tous les coteaux environnants pour y cueillir des cailloux. Il arrivait souvent au campement le soir, exténué mais triomphant". Il rentra du Tchad avec une première citation militaire, et aussi avec... beaucoup de cailloux!

Mais il ne s'était pas désintéressé pour autant de la médecine et, en collaboration avec F. Motais et J. Robert, il publia des "Notes sur la géographie médicale du Ouadaï". Revenu en France, Jamot entra à l'Institut Pasteur de Paris où il suivit des cours de 1913 à 1914. Dès lors, il commença à s'intéresser aux grandes endémies africaines et à se spécialiser dans les questions typanosomiennes. A la fin de son stage, il fut nommé sous-directeur de l'Institut Pasteur de Brazzaville. Le 13 juillet 1914, le Docteur Jamot s'embarqua à Bordeaux, pour l'Afrique Equatoriale. Ici, nous devons signaler un petit fait qui n'est pas dénué d'intérêt. Jamot n'était pas prêt pour partir le 13 juillet, et il avait demandé, sans succès, que son voyage fût reculé au départ suivant. Si son embarquement avait pu être retardé, il se fût certainement trouvé coincé en France par la mobilisation, et peut-être n'eût-il jamais été l'homme que la suite va nous révéler!...En effet, la première guerre mondiale éclata alors qu'il se trouvait encore en mer. A peine eut-il rejoint son poste qu'il fut mobilisé et, quelque temps après, il partait comme médecin chef de la colonne Sangha Cameroun. Il eut une conduite brillante au cours de la campagne. D'autres citations vinrent s'ajouter à celles déjà recueillies au Ouadaï. Ce n'était, du reste, qu'un début, car, au terme de sa carrière, le Docteur Eugène Jamot aura réuni vingt-neuf décorations!
Après l'occupation définitive du Cameroun ex-allemand par les Alliés, Jamot regagna Brazzaville en 1916 et devint directeur de l'Institut Pasteur. Après avoir combattu les Allemands, il allait à présent livrer bataille contre un ennemi dune toute autre espèce.

La croisade contre le sommeil

"Je réveillerai la race noire" avait dit Jamot...

A quelle époque prononça-t-il cette phrase qui n'est pas seulement une boutade pittoresque, mais aussi tout un programme d'action? Nous ne saurions le préciser, mais nous verrons qu'il tint sa promesse. Aussitôt qu'il se fut installé à Brazzaville, le Docteur Jamot se préoccupa de la maladie du sommeil. La situation était alors alarmante. Il attira vivement l'attention des pouvoirs publics sur les ravages toujours grandissants de la maladie, et le gouverneur général Merlin s'en inquiéta. Un Conseil d'Hygiène fut convoqué à Brazzaville, pour étudier le problème et élaborer les modalités d'une lutte efficace. Le docteur Jamot était rapporteur. Un arrêté local du gouvernement général, s'inspirant des recommandations du Conseil, porta création des secteurs de prophylaxie de la maladie du sommeil. Jamot reçut la mission de mettre en application pratique les nouvelles dispositions. L'Oubangui-Chari fut choisi comme champ d'expérience. Jamot y fonda le premier secteur en date en Afrique intertropicale française. Les résultats obtenus furent tels que, en décembre 1917, la Commission ministérielle présidée par le médecin général Gouzien devait s'en inspirer pour une généralisation de la méthode. En raison de ces premiers résultats, le docteur Jamot fut désigné pour le Cameroun, alors gravement menacé par le fléau. Il y remplaça, en 1922, le Docteur Jojot qui, depuis quelques années déjà, avait engagé la lutte avec des moyens fort réduits. Au cours de la campagne du Cameroun, Jamot avait déjà pu se faire une idée de l'étendue du mal. En retrouvant ce pays six ans après, il allait constater que plusieurs villages, jadis situés près des marigots, avaient été abandonnés ou transférés plus loin. Ceci démontrait que les Noirs, qui ignoraient. le rôle pathogène du trypanosome et de la glossine, se doutaient, néanmoins, du péril que représentait le voisinage des cours d'eaux. Sa première préoccupation fut d'élaborer un plan de campagne, de dresser un bilan de la situation. Avec la collaboration des docteurs Corson, Evrard, de Marqueissac, Marquand, Odend'hal, il procéda à des prospections qui accusèrent des chiffres impressionnants de trypanosomés. Par contre, l'inventaire des moyens de combat révéla une insuffisance dérisoire en personnel et en matériel.

Dès lors, en même temps qu'il pourchassera l'ennemi partout où il le trouvera, Jamot ne cessera de réclamer énergiquement le concours des pouvoirs publics, de demander que lui soient données les armes indispensables à la lutte engagée. Il rentre en France à la fin de 1925 et expose au Ministre des Territoires d'Outre-Mer la gravité de la situation. Il donne des chiffres, il cite des cas. Il demande avec insistance que soit créé de toute urgence un organisme suffisamment équipé et indépendant de l'Assistance médicale. Enfin il finit par l'emporter et, en 1926, il se trouva placé à la tête d'une Mission de Prophylaxie. Le voici maintenant à même d'asséner des coups décisifs au trypanosome.

Dans la seconde partie de cette étude, nous pourrons, à la lumière des chiffres, juger du travail qui fut accompli par cette mission. Qu'il nous suffise d'anticiper en signalant que, sous la direction d'Eugène Jamot, ce corps d'élite avait réussi, en cinq années de lutte acharnée, à réduire considérablement les indices de morbidité et de mortalité. Alors qu'en 1925, la maladie causait les plus grandes et justifiables inquiétudes pour la démographie de l'ensemble du pays, le Docteur Jamot était en droit d'écrire, au début de 1931: "La maladie du sommeil n'est plus au Cameroun un facteur important de mortalité, de dénatalité et de dépopulation".

1931! Ce fut l'année de l'Exposition Coloniale de Paris. Un film très édifiant de M. et Mme Chaumel-Gentil, des panneaux démonstratifs du pavillon du Cameroun, avaient popularisé l'œuvre de la Mission de Prophylaxie du Docteur Jamot. Par ailleurs, les Allemands ayant mis en doute les réalisations françaises contre la maladie du sommeil, la Société des Nations fit ouvrir une enquête au Cameroun. Les résultats de cette enquête consacrèrent le triomphe définitif des méthodes et de l'œuvre du Docteur Eugène Jamot. Il était alors au faite de la gloire et des honneurs. Il fut reçu et choyé par les grands hommes du monde scientifique et du monde politique d'Outre-Mer. Il fit des conférences remarquables et très écoutées. L'une d'elles, donnée au Palais de Vincennes devant des Ministres et le Maréchal Lyautey, eut un très grand retentissement en France et à l'étranger.

L'Académie des Sciences lui avait déjà décerné le Prix de Physiologie thérapeutique. La haute valeur humanitaire de son œuvre venait d'être couronnée par l'Académie des Sciences Morales, qui lui attribua sa plus haute récompense. Il y avait longtemps déjà qu'il appartenait à l'Ordre National de la Légion d'Honneur. L'Académie des Sciences Coloniales l'avait nommé membre correspondant. Enfin, il venait d'être proposé pour le Prix Nobel.

Mais, ni ce succès éblouissant, ni les encensements ne grisèrent Jamot. Si la trypanosomiase a cessé d'être un grave danger démographique pour le Cameroun, elle n'est pas vaincue pour autant. "Le fléau est en retraite, écrit-il à la même époque, mais la lutte n'est pas finie". Et c'est à reprendre cette lutte qu'il se prépare. Il profite de son séjour en France pour plaider la cause de la Mission. C'est que la tâche réclame de plus grands moyens, plus de médecins, plus de matériel, donc plus d'argent. Si on lui accorde tout ce qu'il demande, le fléau sera définitivement jugulé en quelques années, en moins de cinq ans peut-être...

Mais il a des causes d'inquiétude. Plutôt que d'augmenter ses moyens comme il le demande, on parle de les réduire. Le budget du Cameroun ne pourrait se boucler autrement. Il sait lui-même que le Territoire a déjà consenti d'énormes sacrifices et qu'on ne pouvait lui en demander davantage. Or, la Commission, de la maladie du sommeil, qui vient précisément de se réunir à l'Institut Pasteur de Paris, a, recommandé très judicieusement de limiter le champ d'action de chaque médecin du Service de Prophylaxie à un chiffre maximum de 25.000 habitants. Il lui faudrait donc 40 médecins pour la surveillance à exercer sur plus de 100.000 trypanosomés et sur une population d'environ un million. Sa mission n'en compte que 17, et on parle de lui en retirer 5!

C'est alors qu'il s'adressa au Parlement, lequel avait déjà accordé à sa mission une subvention de 3 millions en 1930. Afin que cette subvention fût augmentée et non pas ramenée à un million comme il en était question, le Docteur Jamot lança un appel pressant qui se terminait comme suit: "...Quand une calamité exceptionnelle comme la maladie du sommeil s'abat sur l'une de ses colonies, il semble que la Métropole devrait, sans hésiter, voler à son secours et lui accorder généreusement tous les subsides nécessaires à son salut. C'est ce que ferait à sa place une bonne mère de famille". Persuadé que la Nation ne manquerait pas de se montrer sensible et généreuse, le Docteur Eugène Jamot s'embarqua pour le Cameroun. Il avait hâte de retrouver son œuvre, ses collaborateurs, ses dizaine de milliers de sommeilleux. Hélas, par suite de circonstances dues à l'exploitation tendancieuse d'une affaire dans laquelle sa responsabilité personnelle n'était pas engagée, Jamot ne devait plus jamais revoir ce pays qu'il avait marqué d'une empreinte désormais indélébile. Avec sa disgrâce, nous assisterons au commencement de son déclin.

 

La disgrâce

Pour quelle raison le docteur Jamot, en route pour le Cameroun, fut-il débarqué de force à Dakar et mis aux arrêts de rigueur, en novembre 1931, sur ordre de M. Blaise Diagne, alors sous secrétaire d'Etat pour les Territoires d'Outre-Mer ? Quel était son crime et au nom de quelle discipline a-t-on eu le droit de se désintéresser ainsi de 125.000 sommeilleux, dont le sort était inséparable de celui de l'homme qu'ils avaient accoutumé d'appeler leur "Sauveur"? Il ne nous appartient pas d'ouvrir ici un débat qui serait par trop inutile, le mal étant depuis longtemps consommé. Mais il était de notre devoir de livrer à l'histoire une vérité que d'aucuns ont à dessein travestie, de dissiper l'ombre que la médiocrité de certains hommes a fait planer sur une mémoire à tous égards glorieuse.

Les événements qui ont conduit à la disgrâce du Docteur Jamot ont une origine lointaine, à laquelle nous devons rapidement remonter. Il convient de rappeler tout d'abord que l'une des caractéristiques de Jamot était la grande confiance qu'il témoignait à ses jeunes collaborateurs. Lorsqu'il accueillait un nouveau médecin dans la Mission, il ne faisait nullement attention à ses notes antérieures, se réservant de le juger lui-même à l'œuvre. L'exemple le plus typique est celui du Docteur Bauguion qui, arrivé avec un bulletin chargé, s'est révélé l'un des plus ardents à la lutte. Le jeune docteur M... avait bénéficié de ces bonnes dispositions et, de plus, il sut plaire d'emblée à son chef. Très rapidement, il fut considéré par ses camarades comme le favori. Il prit bientôt la direction du secteur de Bafia. Il fit d'abord une entorse à la conception fondamentale du "patron", en faisant faire des tournées de prospection par des auxiliaires. Puis il entreprit de faire à ses malades de la tryparsamide à hautes doses.
On en était encore au stade expérimental de ce médicament. Les circulaires et instructions ide Jamot, scrupuleusement appliquées par tous les autres médecins, étaient claires et formelles sur la posologie: quatre à six centigrammes par kilogramme de poids, avec un maximum de trois grammes par injection. De sa propre initiative, le Docteur M... fit administrer, par ses agents sanitaires, des doses deux à trois fois supérieures à celles qui étaient de rigueur. Le traitement débutait, chez un adulte de 60 kg, d'emblée par 2 g 50, puis, en augmentant de 0 g 50 à chaque injection, il fallait atteindre rapidement une dose de 7 à 8 gr par injection, ce qui correspond à un plafond, de dix à quatorze centigrammes de tryparsamide par kg de poids. Les conséquences d'un tel traitement ne se firent pas longtemps attendre. Des accidents oculaires furent observés et signalés par les agents sanitaires; mais, sans avoir pris le soin de s'en rendre compte lui-même, le Docteur M... ordonna de poursuivre les cures. Parla-t-il vaguement de sa méthode au Docteur Jamot lors d'une de ses tournées à Bafia? La chose n'est pas improbable. Mais il est certain qu'il ne signala ni la posologie dangereusement élevée, ni le grand nombre de malades traités, ni surtout le chiffre très important des accidents observés. Jamot était bon et paternel, mais il savait imposer sa volonté en temps opportun. Quoi qu'il en soit, ce traitement singulier fut poursuivi pendant plus d'un an, sans qu'aucun des rapports de prospection de ce secteur en portât la moindre mention. Quelque temps après le départ du Docteur M... qui venait de prendre son congé en France, le chef de l'une des subdivisions du secteur de Bafia s'inquiéta du nombre des aveugles parmi les trypanosomés de son ressort. Dans un rapport qu'il adressa à M. Marchand, Gouverneur du Territoire, il en signalait 500. Le Docteur Jamot fit alors une inspection de tout le secteur et découvrit 700 aveugles environ. Afin de ménager la carrière du Docteur M..., M. Marchand décida de ne pas faire sortir l'affaire du plan local, à la condition formelle que le responsable de cette, catastrophe ne, remettrait plus jamais les pieds dans le Territoire.

Jamot écrivit personnellement à son jeune collaborateur pour l'informer de cette décision qui, somme toute, l'acquittait à bon compte d'une tragique aventure. Mais le Docteur M... ne prit pas les choses de cette façon. Il protesta officiellement en attaquant Jamot et ses méthodes de travail. Il s'assura l'appui et la protection de M. le Professeur Marchoux, de l'Institut Pasteur. Sur la demande du Département de la France d'Outre-Mer, le Commissaire au Cameroun, après enquête, fournit un rapport détaillé des événements de Bafia. Ce rapport mettait en cause le Docteur M...Ce dernier allait être traduit devant un Conseil d'enquête, qui devait se réunir aux Invalides. Convoqué au dit Conseil, le Docteur Eugène Jamot vint pour se présenter, muni d'une documentation complète sur l'affaire. Mais dans les couloirs, M. Marchoux courut au devant de lui et engagea avec lui un assez long entretien. M. Marchoux avait été jadis le maître de Jamot à l'Institut Pasteur. Il venait lui demander avec insistance de ne pas se présenter devant le conseil d'enquête. "Vous n'êtes pas personnellement en cause, lui dit-il à peu près. Pourquoi donc frapper davantage ce jeune médecin dont la carrière est désormais sérieusement compromise?". Jamot eut la faiblesse de céder à un double sentiment de pitié envers un compagnon malheureux, de déférence envers un maître. En ne se présentant pas, il venait de signer, sans qu'il eût la moindre raison de s'en douter, son propre arrêt de mort.

Que se passa-t-il, en effet? Devant le Conseil d'enquête, l'avocat du Docteur M... eut beau jeu de faire remarquer l'absence de Jamot. Son client s'en tira avec un blâme au dossier, et tout semblait fini. Mais, sur ces entrefaites, M. Diagne avait été nommé sous secrétaire d'Etat aux Territoires d'Outre-Mer. Prenant connaissance de l'affaire de Bafia, il estima, à juste raison, qu'un simple blâme était une sanction dérisoire pour un médecin responsable d'avoir causé 700 cas de cécité...Mais il s'égara singulièrement dans son désir de rechercher et de punir le vrai coupable. Manda-t-il Jamot à son bureau, et ce dernier, à la veille de s'embarquer à Bordeaux, aurait-il été dans l'impossibilité de se présenter rue Oudinot? Cela paraît vraisemblable. S'il en fut effectivement ainsi, nous pourrions nous expliquer qu'une marque d'indiscipline ait été sanctionnée de 60 jours d'arrêts de rigueur par le Ministre. Mais nous ne suivons plus M. Diagne lorsque, du même coup, il fit annuler l'affectation de Jamot pour le Cameroun. Lorsque le bateau. fit escale à Dakar, l'homme qui, quelques mois auparavant, avait été porté aux nues et couvert de lauriers, fut débarqué comme un malfaiteur, bien encadré, presque avec des menottes. Plus tard, M. Diagne exprimera ses regrets d'avoir agi "dans l'ignorance de toutes les données du problème"... Il révèlera aussi que sa décision fut prise sur l'initiative et avec l'accord des chefs hiérarchiques du Colonel Jamot...Tout cela, et peut-être aussi des raisons secrètes qui nous échappent, pourrait servir à atténuer et non à excuser les faits. L'histoire, en tout cas, se souviendra d'un ministre qui, parti avec l'intention arrêtée, et combien louable, a priori, de sanctionner une faute d'une gravité criminelle, réussit à punir un innocent, à laisser le vrai coupable impuni et en définitive à ne rien changer au sort malheureux de 700 victimes.

Les jours sombres

Il est facile de s'imaginer les répercussions que tous ces événements purent avoir sur l'état d'esprit du Docteur Jamot. Certains extraits de sa correspondance nous en donnent le reflet. De Dakar, il écrit notamment à un de ses amis de Paris, le 7 janvier 1932: "... Je viens de lui écrire une longue lettre pour lui signaler diverses choses et en particulier l'attitude de M... dont le cynisme dépasse vraiment tout ce qu'on peut imaginer. Figurez-vous qu'au lendemain du Conseil d'Enquête qui l'avait sauvé de la réforme, il avait l'audace d'écrire à B... qu'il croyait au Cameroun, ce qui suit: "Depuis le monstrueux rapport que le Docteur Jamot a pondu contre moi en décembre 1930, un an s'est écoulé et cette monstrueuse baudruche s'est lamentablement dégonflée. Le jour de la réunion du Conseil qui devait juger l'affaire, il a été pris d'une colique héroïque et il a fait héroïquement défaut. Maintenant que j'ai gagné, et de quelle façon, la dernière manche, vous pouvez constater que la vérité finit toujours par triompher et qu'il ne faut jamais désespérer."

"Voilà l'homme que Marchoux m'a accusé de ne pas avoir défendu, en qui il a toute confiance et à qui on veut me sacrifier. Je l'ai écrit à Marchoux en lui disant que ce trait montrait son protégé sous son véritable jour et en lui souhaitant qu'il lui ouvre enfin les yeux. Je n'ai d'ailleurs aucun espoir à ce sujet, car il est coiffé de M... et il aimerait sûrement mieux me faire pendre que de reconnaître qu'il s'est trompé."

Néanmoins, il garde bon espoir que son sort se règlera favorablement et, dans son malheur, il est sensible aux moindres marques de sympathie. Dans une lettre du 19 janvier 1932, nous lisons ce passage: "... J'espère que le Ministre de la Guerre restera sur ses positions et que le Président arbitrera le conflit qui ne peut durer indéfiniment. Hier, on m'a communiqué une lettre du Professeur Mesnil - mon vrai maître de Pasteur - qui écrit au médecin général Mathis qui dirige l'Institut Pasteur de Dakar, que, tout le monde, Diagne excepté, était pour moi. Il dit qu'on a envoyé à M. Doumer la copie d'un discours de Millerand à l'Institut, dans lequel il aurait dit que j'étais un bienfaiteur de l'humanité. Je ne mérite pas un tel éloge, mais il m'a quand même touché et j'en savoure l'opportunité.
"L'autre jour, j'ai rencontré par hasard dans la rue, le médecin général Lherminier, qui est venu ici remplacer Sorel. Il m'a embrassé en me disant: "Je vous donne l'accolade pour tous vos camarades et vos amis de Paris qui sont de cœur avec vous", et ceci m'a beaucoup ému."...Hélas, il dut bientôt abandonner toutes ses illusions relatives au maintien éventuel de son affectation au Cameroun. Ni son passé héroïque, ni l'appui bienveillant de ses nombreux amis, ni l'importance de l'œuvre qu'il lui restait encore à accomplir dans ce pays, rien n'a pu faire revenir M. Diagne sur sa décision. Le Docteur Jamot est alors en proie à une grande souffrance morale dont un passage de sa lettre du 3 février 1932 peut nous donner une idée: "... Le monde est dominé par l'intérêt, la méchanceté et la haine. Comment se défendre, comment lutter quand on n'a pour arme qu'un idéal d'amour et de bonté. Les âmes fortes sont, dit-on, vivifiées par l'épreuve. Mais je n'ai pas l'âme forte car je suis écrasé. Et pourtant, j'avais la foi. J'ai cru que la Justice était autre chose qu'un grand mot. J'ai cru que la Charité et la Pitié étaient des grandes vertus humaines. J'ai cru que la vie était sacrée et qu'on pouvait donner la sienne pour le salut de celle des autres. J'ai souvent cueilli dans les yeux de mes malades les plus primitifs une expression de reconnaissance infinie, et j'ai cru qu'on pouvait trouver dans l'apaisement des souffrances de hautes félicités et la suprême récompense. Oui, j'ai cru à tout cela et j'ai souhaité de vouer ma vie entière aux autres, de faire le bien pour le bien et de mourir à la tâche.

"Pourquoi m'a-t-on meurtri? Pourquoi a-t-on anéanti les forces dont j'avais besoin pour continuer ma route? J'ai peut-être pêché par manque d'humilité. J'ai accepté des hommages disproportionnés à mes mérites et qui revenaient en bonne justice à tous ceux qui m'ont aidé. Le succès m'a grisé et j'ai bu comme un niais à la coupe empoisonnée de l'orgueil et de la vanité. "J'en suis cruellement puni et je suis incapable de l'effort qui pourrait peut-être me racheter..."

Cette lettre dont le style émouvant atteste une exceptionnelle élévation de pensée, nous montre Jamot découragé et tombé au plus bas de sa résistance morale. Pourtant, il réussit à remonter le courant. Rejetant l'offre que les Anglais lui firent, vers cette époque, d'aller organiser la lutte anti-sommeilleuse en Nigeria, il sut trouver la force nécessaire pour livrer, en terre africaine française, un suprême combat contre la trypanosomiase humaine.

La dernière bataille

Après avoir passé sept mois à Dakar, logé dans une chambre d'hôtel, absolument inoccupé, le Docteur Jamot eut à choisir entre la Direction du Service de Santé du Niger et l'organisation de la lutte contre la maladie du sommeil en A.O.F. Il opta pour cette dernière mission. Aussitôt après, le Docteur Jamot fixa le centre de ses activités à Ouagadougou; puis il engagea la lutte avec les mêmes méthodes que jadis en A.E.F. et tout récemment au Cameroun. Et ici comme là-bas, il ouvrit le grand abcès de la trypanosomiase. Alors que les statistiques antérieures les plus pessimistes accusaient à peine quelques milliers de sommeilleux, ses collaborateurs et lui en avaient découvert et traité, au 31 décembre 1934, plus de 50.000 dans toute l'A.O.F., près de 70.000 en y adjoignant les malades du territoire sous mandat du Togo.

Mais, au Cameroun, Jamot n'avait eu à combattre qu'un seul ennemi: le trypanosome. Assez rapidement, il avait réussi à obtenir pour sa mission l'autonomie indispensable à une entreprise de grande envergure. Et si ses rapports avec les pouvoirs publics ne furent pas toujours des meilleurs, ils furent satisfaisants dans l'ensemble puisque, dans ses écrits, nous avons trouvé maint hommage rendu à l'esprit de compréhension des gouverneurs et des administrateurs qui lui ont apporté leur collaboration.
En A.O.F., par contre, les conditions de lutte s'avérèrent toutes différentes, et Jamot eut à se battre sur un double, voire un triple front. A peine la Direction du Service de Prophylaxie lui avait-elle été confiée qu'on s'empressa, dans le courant de 1932 et sans qu'on lui ait demandé son avis, d'intégrer le service de la trypanosomiase à celui de l'A.M.I. Une telle organisation ne pouvait qu'entraver considérablement l'action de Jamot. Néanmoins, il ne se découragea pas et il fit tous ses efforts pour atteindre les résultats que nous avons esquissés plus haut. A la lumière de ces résultats, Jamot dressa un rapport du 26 janvier 1935, dans lequel il insistait sur ce qu'il fallait faire. Il indiqua que la lutte en ordre dispersé et avec des moyens insuffisants ne pouvait donner que des déboires. On lui objecta que la maladie du sommeil était une maladie comme une autre et qu'elle pouvait être traitée par les médecins de tous les postes. Lorsqu'il invoqua, à l'appui de sa conception, les résultats qu'il avait obtenus au Cameroun en moins de cinq ans de lutte, il ne fut écouté par personne. Cette incompréhension des uns se doublait, chose plus grave. du scepticisme des autres. Nous n'en voulons, pour preuve, que l'anecdote suivante que le Docteur Jamot se plaisait à raconter à ses amis. Un jour qu'il voulut persuader M. le Gouverneur Général Reste que la trypanosomiase n'était nullement une "vue de l'esprit", il lui fit voir un beau trypanosome au, microscope.- "Etes-vous sûr que c'en est un? Etes-vous sûr des diagnostics de vos médecins?" lui demanda le Gouverneur Général. "J'en suis aussi sûr que celui qui se trouve devant moi est un c...", répliqua Jamot!

Cette anecdote, qui se passe de commentaire, nous montre dans quelles conditions se déroulait l'action du Docteur Jamot en A.O.F. Rentré en congé en 1935, Jamot fit une suprême démarche auprès du Ministre des Territoires d'Outre-Mer pour lui exposer la gravité de la situation en A.O.F. et indiquer les mesures qui s'imposaient de toute urgence. "L'A.O.F. n'est riche que de possibilités, écrivait-il alors. Pour le moment, elle est pauvre et chaque territoire a de la peine à faire face à ses dépenses normales d'Assistance médicale. On ne peut donc compter pour l'œuvre envisagée sur les seules ressources locales. Il s'agit là d'un fléau inattendu qui crée dans ce pays une situation exceptionnelle à laquelle on ne peut faire face qu'avec des moyens exceptionnels. Pour cette raison, nous estimons que la question dépasse la Fédération et qu'elle doit être placée sur le plan national." Ce cri d'alarme, qui rappelle si bien l'appel qu'il lança au moment de quitter le Cameroun, fut poussé en pure perte. Dès lors, Jamot connut le découragement. Il n'était pas encore guéri de la nostalgie de son "cher Cameroun". Il espérait s'en consoler par la réalisation d'une œuvre analogue en A.O.F. Mais ne trouvant ni la compréhension nécessaire, ni les moyens indispensables à la réalisation de son programme, il ne lui restait plus qu'à abandonner la lutte.

La fin

Admis sur sa demande à faire valoir ses droits à la retraite, le Docteur Jamot se retira, au début de 1936, à Sardent, dans ce même village de la Creuse où il fit ses débuts de jeune médecin. Ce retour au pays natal fut un événement des plus heureux pour ses compatriotes. Jamot était leur légitime fierté, car il leur revenait tout couvert de lauriers. De plus, ils retrouvaient en lui le brave et bon docteur qui s'était révélé 25 ans auparavant. Comme au temps jadis, Jamot traita ses malades avec dévouement et désintéressement. Les patients usèrent et souvent abusèrent de sa générosité. Plusieurs parmi eux ne lui payèrent pas ses honoraires. Il s'ensuivit pour le Docteur Jamot de sérieuses difficultés financières et nous lisons dans une de ses lettres du 28 décembre 1936: "... En ce qui concerne mes projets de voyage à Paris, j'ai en effet écrit à Louis que j'étais dans l'obligation d'y renoncer pour le moment faute d'argent...Je suis gêné parce que mes clients ne me paient pas et que je dois malgré cela faire face à de grosses échéances pour les réparations que j'ai fait faire dans la maison que j'habite. Si je percevais tout ce qu'on me doit, je pourrais tout liquider et être à l'aise. Mais il n'en est malheureusement pas ainsi et je suis condamné à me débattre au milieu de difficultés pécuniaires qui m'empoisonnent l'existence. Mais j'ai bon espoir d'en sortir et de me libérer sans trop tarder de toutes mes obligations. Après, seulement, je respirerai."

Malgré ces conditions matérielles difficiles, le Docteur Eugène Jamot continua à se dépenser sans compter pour le salut des malheureux. Mais son activité ne suffisait pas à lui faire oublier la, terre d'Afrique, à laquelle des liens infiniment profonds l'avaient attaché. Toutes ses pensées étaient tournées vers ces pays lointains, vers le Cameroun surtout où, bien plus qu'ailleurs, il avait connu la joie insigne de cueillir les premiers fruits de son œuvre. Il vivait avec le souvenir des milliers de malheureux qu'il avait rendus à la vie, de ce corps d'élite, composé d'Européens et d'Africains, qui lui avait donné tant de preuves de dévouement. Combien lui était pénible l'idée que tout cela était fini pour toujours! Ainsi, le Docteur Jamot, que l'entourage trouvait gai et en excellente santé, était dans le fond souffrant comme un malade. Du reste, sa santé physique allait bientôt se ressentir de son état moral. Il se releva d'une première crise survenue alors qu'il allait prodiguer ses soins à un malade. Tout paraissait être rentré dans l'ordre, lorsque, quelques semaines plus tard, il fut brusquement terrassé. Après quelques jours de maladie, il s'éteignit à Sardent le 24 avril 1937. Son corps fut transporté à Saint-Sulpice-les-Champs, où ses obsèques eurent lieu le 26 avril 1937, devant une foule très nombreuse. Sur sa tombe, nous avons remarqué, parmi, de nombreuses couronnes, une plaque ainsi libellée:

"Les Médecins des Troupes Coloniales
de la Mission de Prophylaxie
de la Maladie du Sommeil au Cameroun
(1926-1932)
Au Médecin Colonel JAMOT
qui fut leur Chef vénéré"

Portrait et Jugements

Au physique, Eugène Jamot était de taille moyenne. Ses membres inférieurs étaient assez grêles, le ventre et le buste ronds. Le crâne était du type brachycéphalique, lui donnant une tête en forme de pleine lune. Toute sa physionomie était dominée par ses yeux et son sourire. Le regard était inoubliable, pétillant d'esprit, d'intelligence et de bonté. Le rire était éclatant et gai. Le sourire était d'une finesse et d'une distinction telles qu'il faisait la conquête de tout le monde. Le portrait moral offrait plus de complexité. Cet homme d'action et ce lutteur fougueux était resté, au fond, un grand timide. Il était infiniment bon et d'une naïveté d'enfant. Il avait confiance en tout le monde et, a priori, ne voyait le mal nulle part. C'est le propre des natures généreuses, et Jamot était effectivement d'une générosité incroyable. L'argent ne comptait nullement pour lui. Dans son appartement de la rue Mathurin-Régnier, pendant ses congés à Paris, sa table était toujours opulente et tous les jours garnie de nombreux amis.

Il avait, pour la Science comme pour tout ce qui était du domaine intellectuel, un enthousiasme extraordinaire, une sorte de culte. Tout effort physique était pour lui négligeable en, face d'une connaissance à acquérir. Il adorait son métier. Jamot était, pour ses amis, ses malades, voire des inconnus, d'un dévouement qui n'avait de limites que ses possibilités physiques et financières. Il était courageux, ferme dans ses opinions, d'une patience à toute épreuve.

Sa personnalité exerçait une puissante influence sur son entourage. Une jeune femme, très raffinée, à qui il avait été présenté par un de ses amis, le jugea ainsi: "Jamot n'a pas un physique très attrayant. Mais son intelligence, sa finesse et son sourire lui donnent un rayonnement de vainqueur." Ce "rayonnement de vainqueur", tous ses collaborateurs et subordonnés le subissaient. Ils avaient pour leur Chef une véritable adoration. Jamot les traitait avec amitié, avec affection. Il leur communiquait son dynamisme et sa foi dans la réussite. Aux heures les plus sombres, le sourire optimiste du "patron" redonnait du courage et de l'espérance. Jamot leur tenait un langage noble et plein de franchise. Vivant constamment avec eux, il comprenait leurs peines et appréciait leurs efforts. En recrutant les premiers médecins de la Mission Permanente de Prophylaxie du Cameroun, Jamot leur avait promis, sur l'assurance qui lui en avait été donnée par le gouvernement local, une indemnité compensatrice de risques. Mais par la suite, le budget du Cameroun ne put supporter cette dépense supplémentaire. Le Docteur Jamot envoya une lettre circulaire à tous ses médecins par laquelle en termes fort émouvants, il leur demandait pardon de les avoir en quelque sorte trompés en leur faisant une fausse promesse. L'un de ceux qui furent ses compagnons au Cameroun et en A.O.F. écrit "... Les résultats que nous avons obtenus en, A.O.F., c'est à lui que nous les devons. Je suis heureux et fier d'avoir servi sous ses ordres, et ce n'est pas sans émotion que j'évoque le souvenir de ces temps héroïques".

Un autre de ses collaborateurs dit "Il était né pour être un chef, pour créer, organiser et lutter...". Vingt ans après le départ de Jamot, un de ses plus anciens assistants sanitaires africains nous écrit notamment "... Le Docteur Jamot était pour nous un vrai père. Il aimait ses malades et ses infirmiers. Grâce à sa bonté pour tous les pauvres, il avait été surnommé le "Sauveur des malheureux". Aussi, tous les trypanosomés venaient-ils volontairement se faire traiter au poste. Nous ne savons pas pourquoi on l'a empêché de revenir au Cameroun. Sa mort prématurée nous a étonnés et profondément touchés. Mais dans tout le Cameroun, du Nord au Sud, son nom ne sera jamais oublié".
Le Médecin Général Passa avait déclaré sur sa tombe: "Avec Jamot disparaît un des grands ouvriers de l'œuvre africaine française sous les Tropiques".

Le Président de la Société de Pathologie Exotique, M. le Docteur E. Roubaud, dit: "L'extraordinaire impulsion qu'il sut imprimer à la lutte contre l'une des plus graves causes de dépopulation de l'Afrique Noire préservera son nom de l'oubli. Il restera dans notre souvenir comme l'un des meilleurs parmi les pionniers de l'œuvre pastorienne qui ont consacré leur vie au salut des populations primitives". "Ce fut l'un de ceux qui ont le plus fait pour la santé de l'Afrique Noire", déclare M. Mesnil.

M. le Médecin Général Inspecteur Vaucel, dans les Archives de Médecine Sociale, M. René Maran dans son livre "Asepsie Noire", et M. le Médecin Général Inspecteur Muraz dans ses "Satyres illustrées de l'Afrique Noire", ont également rendu un vibrant hommage à l'œuvre accomplie par le Docteur Eugène Jamot.

Nous ne pourrions rapporter ici beaucoup d'autres citations, ni tous les témoignages élogieux que nous avons recueillis au cours de notre enquête sur cet homme.

 

Photos anonymes : source Internet
Eugène Jamot
Eugène Jamot
Eugène Jamot au centre
Eugène Jamot au centre de la photo
Campagne de dépistage et traitement de la Trypanosomiase
Campagne de dépistage et traitement de la Trypanosomiase
Campagne de dépistage et traitement de la Trypanosomiase
Campagne de dépistage et traitement de la Trypanosomiase

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