Journaliste
polonais, Ryszard Kapuscinski décrit dans Ebène, aventures africaines, sa
première rencontre avec le paludisme à Kampala, alors qu’il couvre les
cérémonies de l’indépendance.
« J’entre,
pose ma valise et mon sac, referme la porte. Alors, le lit, la chaise et
l’armoire s’élèvent dans les airs, se mettent à tourbillonner de plus en plus
vite sous le plafond. Je perds connaissance.
Quand
je rouvre les yeux, je vois un grand écran blanc et, sur son fond clair, le
visage d’une jeune fille noire. Ses yeux me fixent, puis disparaissent. Sur
l’écran apparaît alors la tête d’un Hindou.
-Grâce
à Dieu, tu es vivant, me dit-on. Mais tu es malade. Tu as le paludisme. Le
paludisme cérébral.
Le
premier symptôme d’un accès de paludisme se manifeste par un malaise intérieur
ressenti brusquement et sans raison précise : il vous arrive quelque chose
de mauvais. Si vous croyez aux esprits, vous comprenez ce qui vous arrive – un
esprit malin est entré en vous, vous a jeté un sort. Il vous a privé de vos
forces et vous a cloué sur place. Puis vous êtes en proie à un état de torpeur,
d’apathie, de lourdeur. Tout vous irrite. Surtout la lumière, vous haïssez la
lumière. Les autres vous insupportent, leurs voix sonores, leur odeur
répugnante, leur contact rude.
Mais
cette sensation de répulsion, de dégoût est passagère. En effet, rapidement, et
parfois même brutalement, surgit l’attaque. C’est une attaque de froid, subite
et violente. D’un froid polaire, arctique. Comme si on vous avait arraché tout
nu de la fournaise infernale du Sahel ou du Sahara et qu’on vous avait
directement expédié sur les pics glacés du Groenland et de l’archipel du
Spitzberg, en pleine neige, au cœur de la bourrasque et de la tourmente. Quelle
secousse ! Quel choc ! En une seconde, vous êtes transi d’un froid
effrayant, pénétrant, cauchemardesque. Vous vous mettez à grelotter, à
trembler, à vous tordre. Mais vous sentez bien que cela n’a rien à voir avec
les tremblements et les frissons que vous avez pu connaître auparavant. Non, ce
sont des vibrations et des convulsions qui vous agitent et sui d’un instant à
l’autre vont vous déchirer en lambeaux. Pour échapper à cette calamité, vous
vous mettez à implorer de l’aide.
La
seule chose qui vous soulage dans ces moments, qui peut vraiment aider dans
l’immédiat, c’est de vous faire couvrir. Mais non d’un simple plaid ou d’un
édredon, il faut que la couverture vous écrase de son poids, qu’elle vous
enferme, vous compresse, vous broie. Dans ces instants, vous n’aspirez qu’à une
seule chose : être écrabouillé. Vous n’avez qu’une seule envie : vous
faire terrasser par un rouleau compresseur.
Un
jour, j’ai eu une violente attaque de paludisme dans un village pauvre où il
n’y avait pas de couverture épaisse. Les paysans ont posé sur moi le couvercle
d’un coffre et sont restés assis dessus patiemment, attendant que les
tremblements les plus violents passent. Les plus malheureux sont ceux qui, en
proie à une attaque de malaria, n’ont rien pour se couvrir. On peut les voir
sur le bord des routes, dans la brousse ou dans des cases, couchés par terre
semi conscients, ruisselant de sueur, le regard trouble, le corps secoué par
des vagues régulières de convulsions. Mais, même couverts d’une douzaine de
couvertures, de vestes et de manteaux, vous claquez des dents et gémissez de
douleur, car vous sentez que ce froid ne vient pas l’extérieur. Dehors, il fait
quarante degrés ! Ce froid, vous l’avez à l’intérieur, en vous. Vos
entrailles sont habitées par les glaciers de l’Arctique. Tous ces icebergs, ces
calottes et ces montagnes de glace flottantes vous traversent le corps, les
veines, les muscles et les os. Cette idée vous emplirait sans doute d’effroi si
vous étiez encore en état d’éprouver le moindre sentiment. En fait vous n’y
pensez que quelques heure après, quand le paroxysme de l’attaque passe et que,
impuissant, vous sombrez dans un état d’épuisement et d’inertie extrêmes.
Comme
toute souffrance, l’attaque de paludisme est aussi une épreuve métaphysique.
Vous tombez dans un univers dont vous ignorez tout jusqu’au moment où vous vous
faites happer par lui, vous vous y incorporez. Alors vous découvrez en vous des
précipices, des gouffres et des abîmes de glace dont la présence vous emplit de
souffrance et de terreur. Puis, ce moment de découvertes passé, les esprits
vous quittent, déguerpissent en laissant sur le carreau, sous une montagne de
couvertures invraisemblable, une épave navrante.
Juste
après une forte crise de malaria, l’homme n’est plus qu’une loque. Il gît dans
une mare de sueur, il a encore de la fièvre, il ne peut remuer ni main, ni
pied. Tout lui fait mal, la tête lui tourne, il a des nausées. Il est épuisé,
faible, mou. Quand on le porte dans les bras, on a l’impression qu’il n’a ni
muscles ni os. Il faut plusieurs jours avant qu’il puisse se remettre debout ».