« Un ver dans l’œil ! »
Borlot J., Borgherini G., Foucher
A., Picot S., Poubeau P., Camuset G.
Service de maladies infectieuses,
CHR de La Réunion, site Groupe hospitalier Sud Réunion, 97410 Saint-Pierre, La
Réunion. (jeromeborlot@yahoo.fr)
Contexte : un homme
de 27 ans, d’origine tahitienne, militaire en poste à la Réunion depuis juillet
2010, aux antécédents d’accès palustre simple, d’abcès pilonidal opéré, de
tabagisme, consulte pour la survenue depuis 1 an environ d’œdèmes fugaces,
modérément prurigineux, régressant spontanément en 1h, localisés sur le tronc
et les membres supérieurs, à la fréquence d’une fois par mois. La veille de la
consultation il signale une gêne oculaire gauche avec sensation de corps
étranger mobile, photophobie, larmoiement, sans baisse de l’acuité visuelle, et
l’observation d’un« ver » mobile migrant sous la conjonctive,
disparaissant spontanément au bout de quelques minutes. Le patient voit le jour
même un ophtalmo en urgence : pas de corps étranger observé, conjonctivite
simple.
Il rapporte de nombreux
déplacements à l’étranger : séjours au Congo, Gabon, RCA, Cameroun entre 2004
et 2006, dont de nombreuses missions en brousse ; en 2010 séjours aux
Seychelles, à Mayotte, à Djibouti.
L’examen clinique est sans particularité : absence de lésions
cutanées, de fièvre, de signes généraux. L’examen oculaire montre une hyperémie conjonctivale gauche, avec œdème
palpébral modéré ; pas de reptation de ver observée. Le bilan biologique standard retrouve une NFS
normale hormis une hyperéosinophilie modérée à 700/mm3, par ailleurs CRP négative,
bilan rénal/hépatique normal. La radiographie thoracique est sans particularité.
La symptomatologie est évocatrice
d’une infection à « Loa-loa »
ou loase : prurit, œdèmes fugaces dits « de Calabar »
(migration sous-cutanée de filaires adultes), migration sous-conjonctivale,
chez un patient ayant séjourné en zone d’endémie (régions forestières d’Afrique
équatoriale et de l’ouest), avec une incubation longue de plusieurs années. Le bilan est complété par une recherche de
microfilaire sur frottis sanguin périphérique, aux heures chaudes de la
journée (périodicité diurne), avec quantification de la microfilarémie, et par
une sérologie filarienne (non
spécifique).
Résultats : microfilarémie
positive à deux reprises et identification de Loa-Loa, parasitémie faible
<50/ml, sérologie filariose négative. Il n’y a pas eu de nouvelle migration
sous-cutanée ou sous-conjonctivale observée dans l’intervalle.
Principes thérapeutiques, discussion. Le traitement induit un risque d’encéphalopathie
loasique en cas de lyse microfilarienne massive (microfilarémie élevée). Trois molécules
sont actives : diéthylcarbamazépine ou DEC, ivermectine, et albendazole.
L’ouvrage E.Pilly propose le protocole suivant :
- microfilarémie
<2000/ml : DEC en cure de 28j à dose progressive ( 6mg/j au début soit 1/32e
de comprimé de Notezine 2 fois/j à augmenter progressivement jusqu’à
400mg/j soit 2 cp de 100mg 2 fois/j). Une deuxième cure est possible.
- microfilarémie
2000-8000/ml : ivermectine 150 à 200 ug/kg en prise unique puis cure DEC à
dose progressive à J10.
- microfilarémie > 8000/ml :
albendazole 200 mg 2/j pendant 21 j puis cure DEC à dose progressive.
- fortes microfilarémies
(>30000/ml) : filariophérèse envisageable.
L’introduction de la DEC en milieu
hospitalier est recommandée, en association possible avec antihistaminiques et
corticoïdes. Elle possède un effet macrofilarifuge et rend les
macrofilaires accessibles à l’extirpation sous la peau ou la conjonctive.
Dans notre observation, malgré une
microfilarémie faible un prétraitement par ivermectine 150ug/kg a été
administré, puis au 10e jour introduction de la DEC en
hospitalisation, bien tolérée.
Compte tenu de sa moindre toxicité
et de sa plus grande simplicité d’utilisation, l’ivermectine en prise orale
unique à 150ug/kg tend actuellement à supplanter la diéthylcarbamazépine dans
le traitement de la loase. Elle doit toutefois être maniée avec précaution, un
risque d’encéphalopathie étant bien réel pour les patients à forte charge
microfilarémique.
Pour les mêmes raisons il faut
toujours éliminer une infection associée à Loa-loa avant toute administration
d’un traitement filaricide pour une autre indication (filariose lymphatique,
onchocercose) : tout traitement par DEC ou ivermectine peut entraîner des
réactions immuno-allergiques graves en cas de charge loasique élevée.
Ce
principe est appliqué par l’OMS avant l’administration de traitements de masse
dans les zones d’endémie d’Onchocerca volvulus (des méthodes rapides
d’évaluation du niveau d’endémicité loasique dans les communautés ont été
proposées, ou RAPLOA, sous forme de questionnaires recherchant des
antécédents de vers visibles mobiles au niveau des conjonctives, afin de
déterminer l’acceptabilité et les risques des traitement de masse par
ivermectine). La loase seule ne justifie pas d’un traitement de masse du fait
de sa relative bénignité.
Conclusion : Loa-loa
entraîne une symptomatologie spectaculaire en cas de migration
sous-conjonctivale des filaires, permettant un diagnostic clinique facile.
C’est une affection bénigne d’évolution spontanée favorable, mais dont le
traitement reste délicat et doit être introduit prudemment après évaluation de
la charge microfilarienne. Diéthylcarbamazépine et ivermectine sont les deux
molécules utilisées, la seconde tendant à supplanter la première du fait d’une
moindre toxicité et de sa plus grande simplicité d’utilisation en prise unique,
mais dans les deux cas il existe un risque d’encéphalopathie loasique iatrogène
en cas de charge filarienne élevée. L’infection loasique doit être systématiquement
écartée avant de traiter une onchocercose dans les zones d’endémie communes.