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« Fièv dann zo et chikungunya à La Réunion : l’apport de l’ethnomédecine »

« Fièv dann zo et chikungunya à La Réunion : l’apport de l’ethnomédecine »

Laurence Pourchez (laurencepourchez@yahoo.fr), anthropologue, MCF HDR, Département d’études créoles, Université de La Réunion, Saint-Denis.

 

La médecine traditionnelle réunionnaise, système qui résulte d’un processus de créolisation vieux de trois siècles, s’appuie sur une théorie des humeurs de type hippocratique héritée tant de la médecine populaire européenne[1], que de celle transmise par les descendants d’indiens (sur la base d’une interprétation villageoise de la médecine ayurvédique) ou par les réunionnais d’origine malgache ou africaine[2]. Dans les représentations populaires du corps, l’humeur la plus importante est le sang et son déséquilibre est susceptible de provoquer diverses pathologies dont la gravité sera variable selon le déséquilibre, son intensité, le type de maladie présente. Conséquence de la création de ce système thérapeutique original, de nombreux culture-bound syndrome[3] sont présents (localement nommés maladies-que-le-docteur-ne-connaît-pas) comme le tanbav (Pourchez 1999) ou la fièv dann zo. A ce premier ensemble, est associée une typologie des végétaux qui peuvent être rafraîchissants (et qui seront employés dans des remèdes de médecine préventive) ou échauffants, qui auront un rôle de traitement de la maladie. Le système thérapeutique réunionnais se caractérise enfin par un lien particulièrement important opéré entre thérapies et religions (Pourchez, 2005). L’interprétation de la maladie ne peut donc être séparée de la nosologie populaire.

 

Parmi les nombreux culture-bound syndromes présents, une affection retient notre attention : la fièv dann zo. Généralement mentionnée par les interlocuteurs issus des tranches d’âge les plus élevées (supérieures à cinquante ans), cette maladie est, en terme d’étiologie, considérée comme la conséquence d’un déséquilibre des humeurs. Elle est supposée apparaître quand le sang est sale, épais. Elle se manifeste par une fièvre intense parfois accompagnée de nausées et de vomissements, par de violents frissons et une sensation de froid alors que dans le même temps, l’individu qui en est atteint a le sentiment d’avoir les os enflammés tant les douleurs osseuses et articulaires sont vives[4]. Les personnes interrogées ajoutent qu’on ne guérit pas totalement de la fièv dann zo, que celle-ci possède un caractère chronique qu’il faudra, après la première manifestation du mal, traiter régulièrement et préventivement par l’ingestion de tisanes (infusions et décoctions).

Nous tenterons ici de montrer que le chikungunya est connu de longue date des réunionnais, assimilé à un culture bound syndrome dont l’origine ne serait pas Aedes albopictus mais un déséquilibre des humeurs.

Les implications de cette connaissance sont multiples et concernent en premier lieu la manière dont peut-être perçue la prophylaxie par une population dont certains membres assimilent toujours chikungunya et fièv dann zo, niant, par là même, l’origine vectorielle de la maladie.

 



[1] Voir, pour un parallèle, les nombreux travaux de Françoise Loux consacrés à la médecine populaire française, notamment 1978 et 1979.

[2] Les traces indentifiables le sont essentiellement dans le lexique. Lire à ce propos, Chaudenson, 1974.

[3] Initialement défini par Yap en 1969, un culture-bound syndrome est une pathologie qui ne connaît pas d’équivalent dans la biomédecine car elle n’a de sens que dans un système thérapeutique donné, au regard d’un système culturel spécifique.

[4] Pour une description plus précise de l’étiologie et cette maladie et de son traitement traditionnel, voir Pourchez, (article soumis à la revue Social Sciences and Medicine).